l’histoire de l’alcool en 100 dates , pt.2

Voir la partie 1

1144 – la première traduction en latin

Ségovie (Castille-et-León, Espagne)

Scriptorium.n.m. (lat)
1. Lieu réservé, dans les anciens monastères, à l’écriture des manuscrits. 
2. École monastique de production de manuscrits. 

Dans les années 1140, la division de l’Espagne entre dirigeants musulmans et chrétiens créée des opportunités d’échanges entre les différentes cultures. 
Des arabisants (spécialistes de la littérature arabes) viennent de l’Europe entière pour traduire les textes des érudits persans. 

Le 11 février 1183, dans le scriptorium de Sergovie, Robert de Chester termine la traduction du Livre sur la composition alchimique, le Liber de compositione alchemiae (tiré du texte Masā’il Khālid li-Maryānus al-rāhib, faussement attribué au prince Khâlid ibn Yazîd). Voir 762

Ce texte est considéré comme la première traduction latine d’un ouvrage arabe sur l’alchimie1.
Robert de Chester est parfois confondu avec Robert de Ketton, un autre anglais traduisant des textes arabes en Espagne entre 1144 et 1157. Bien que Ketton est basé à Pampelune (Navarre) tandis que Chester est à Sergovie.
Autre source de confusion : l’ère d’Espagne, une variante du calendrier julien utilisée dans la péninsule ibérique entre le 3ème et 15ème siècle, qui commence le 1er janvier 38 avant J.C (établissement de la paix romaine en Hipanie).
Aussi, comme le précisent certaines traductions anglaises de Chester :

This is the work of which we present the Latin translation made by Robert of Chester while living in Segovia in 1183 of the Spanish Era (1145 a.d.) 

Cet ouvrage que nous présentons est la traduction latine faite par Robert de Chester alors qu’il vivait à Ségovie en 1183 de l’ère espagnole (1145 a.d.)

– Contributions to the history of science, part 1. Robert of Chester’s latin translation of the Alferbra of Al-Khowaeizmi. Humanistic serie, vol XI. University of Michigan Studies. p.13. 1930

L’an 1183 espagnol correspond donc en l’an 1144 de notre calendrier2.

À partir de 1150, les traductions des alchimistes arabes les plus célèbres sont réalisés et étudiés avec soin par des homes désireux d’acquérir de nouvelles connaissances. C’est là que l’art de la distillation revient officiellement.

Notes de bas de page :

  1. Broom, Dave. Whisky: The Manual. Mitchell Beazley. 2014
  2. Multhauf, P. Robert. The Origins of Chemistry. Oldbourne. 1966

1231 – le premier système d’accise connu

Chine du Nord, Dynastie Song

En Chine, au cours de la dynastie Tang (618-907), la littérature, la poésie et la culture du vin atteignent leur apogée. Le marché du jiu fleuri dans tous le pays.
Les tavernes deviennent populaires et la consommation d’alcool augmente considérablement, si bien que durant la dynastie suivante, celle des Song (960-1279), le monopole d’État sur l’alcool et sa taxation sont renforcés.

En 1231-1232, sont créés des bureaux de l’alcool et du vinaigre (jiucu wu) dans toute la Chine du Nord. Ils sont supervisés par des responsables de sites qui sont chargés de la production et de la vente des boissons alcoolisées, et doivent percevoir des taxes (accises) sur celles-ci1.  En 1304, la Chine compte encore cent distilleries ; en 1305, elles sont regroupées en seulement trois2.

Ce genre de monopole n’a rien d’étonnant quand on sait que la distillerie Kweichow Moutai, porte-étendard du baijiu chinois, spiritueux le plus consommé au monde en terme de volume, est une entreprise d’état.

L’alcool, qu’il soit fermenté ou distillé, est précoce en Chine, et de ce plus fait rapidement taxé. D’ailleurs, comme le dit Derek Sandhaus :

Ce qui distingue la Chine de ses homologues mondieux, c’est que l’alcool y a toujours été considéré comme un luxe plutôt que comme une nécessité quotidienne. Dans les premières civilisations européennes et méditerranéeennes, le manque d’assainissement adéquat rendait l’eau impropre à la consommation et la bière comme le vin devenaient les principales sources d’hydratation saines. Les chinois buvaient de l’eau bouillie et plus tard du thé, ce qui laissait au gouvernement une plus grande marge de manoeuvre dans la réglementation de l’alcool.
Que ce soit pour protéger les réserves de céréales en période de famine, ou générer d’énormes revenus pour les coffres de l’état avec les taxes.

– Sandhaus, Derek. Baijiu : The Essential Guide to Chinese Spirits, Australia, 2014

Tandis que l’Europe n’en est qu’aux étapes d’investigation et de prescription, l’Asie de l’Est a dépassé la répression et atteint la transcendance : lorsque que les institutions de la société sont reconstruies pour accueillir l’élément gênant (l’alcool), car les gens ont compris qu’on ne peut pas s’en passer.

À titre de comparaison, les hollandais d’Amsterdam, les premiers en Europe à prélever un droit de douane sur les spiritueux importés, l’installent en 1498.

Notes de bas de page :

  1. Schurmann, Herbert Franz. Economic Structure of the Yüan Dynasty, p. 203, Havard UP, 1957
  2. Schottenhammer, Angela. Distillation and Distilleries in Mongol Yuan China, Crossroads, 2016

1261 – traité de nymphaeon

Kemalpaşa (province d’Izmir, Turquie) 

Beaucoup de légendes non vérifiées entourent les origines le la vodka.
Ce sujet est une question de fierté nationale pour russes et polonais.
Il suffirait pourtant d’une réponse crédible à une question crédible :
“ Comment et quand la connaissance de la distillation est-elle passée des monastères d’Italie d’avant-Renaissance à la cour impériale de Moscou ? ”

Il est raisonnablement avançable que, comme pour beaucoup de boissons spiritueuses, l’histoire de la vodka remonte aux alchimistes médiévaux du 13ème siècle qui distillent des lies de vin de raisin pour fabriquer des élixirs médicinaux.

Le scénario le plus probable part du plus ancien point de rencontre entre italiens et slaves : la péninsule de Crimée. Mais comment les marchands italiens s’y sont installés et ont échangé avec l’Europe de l’Est ?

On connait bien Gênes comme important port italien et méditerranéen, mais moins son passé de république maritime, un terme qui s’applique à quelques villes côtières, principalement italiennes, qui connurent prospérité et autonomie politique à partir du 10ème siècle.

Gênes est l’une des plus puissante, pendant plus de sept siècles.

Elle est en rivalité, si ce n’est pas carrément en guerre, avec d’autres citées états, nottament celle de Venise.

Car si Venise est en bon terme avec la citée de Constantinople et son empereur latin, Baudouin II de Courtenay, ce n’était pas le cas de Gênes, écartée du commerce avec cette zone depuis la quatrième croisade (1204).

Mais comme dit le proverbe, “les ennemis des ennemis sont des amis”
Aussi, l’empereur Byzantin Michel VIII Paléologue, décidé à reprendre Constantinople aux latins, prend conscience de la nécessité de s’allier aux ennemis traditionnels des véniciens : les génois.
Le 13 mars 1261, Gênes signe le traité de Nymphaeon avec Paléologue

En échange de leur aide contre la flotte vénitienne, les byzantins reprennent Constantinople trois mois plus tard et octroient aux génois un droit de passage ainsi qu’un monopole économique.

Les gênois s’installent dans les anciens quartiers commerciaux où habitaient jusqu’alors les vénitiens et sont les seuls italiens en Byzance. Il peuvent donc naviguer sereinement jusqu’à la mer Noire et la Crimée.

Cette installation en Crimée est le premier battement d’aile du papillon-vodka. 

1276 – aqua vitae, aqua ardens

École de Médecine de Bologne (Nord de l’Italie)

La racine de bon nombre d’eaux-de-vie sont issues de “aqua vitae”, notament le mot scandinave aquavit ou le mot gaélique uisce beatha (qui donnera whisky). 

La première utilisation documentée d’aqua vitae remonte aux années 1270 dans une série de traités sur la distillation attribués à Taddeo Alderotti (1223-1303) et Teodorico Borgognoni (1205-1298), tous deux médecins à Bologne.

Quelle que soit la date exacte1, la distillation européenne du vin passe à cette époque d’un usage rituel à un usage médicinal. Voir 230.
Ces traités ne se contentent pas de nommer cette nouveauté, ils l’expliquent. 
Ils préconisent deux à trois distillations, parlent de “serpentin refroidi à l’eau” pour la condensation et invitent à “jeter les têtes” chargée en méthanol2.

Mais alors, doit-on cette révolution à Taddeo ou à Teodorico ? À cette époque les auteurs inconnus diffusent leurs idées en les attribuant à des noms célèbres, et il est possible que le terme aqua vitae nous viennent d’un scribe inconnu.

Sur 185 sections, les 7 dernières seulement vantent les mérites extraordinaires de l’aqua vitae pour traiter toutes les affections précédemment énumérées3.
Ces sections ajoutées ultérieurement ne seraient donc pas de Taddeo ?
Teodorico Borgognoni, avant d’exercer la médecine à Bologne, a un parcours religieux (en tant que dominicain) qui le rapproche de l’alchimie. 
Beaucoup de Cathars répendent leur hérétisme à Bologne, et il n’est pas impossible qu’avant de rejoindre les ordres, Teodorico ai été secrètement Cathar. 

Elle peut soulager une ancienne douleur à la tête, retarder la vieillesse et restaurer la jeunesse, améliorer la mémoire et faire disparaître tâches et cataracte. Elle peut clarifier le moût du vin et récupérer le vin corrompu et le rendre bon. Elle peut préserver la chair morte et la pourriture. Elle peut faire ressortir en trois heures les vertus de n’importe quelle herbe, fleur ou épice qu’elle contenait.

– Wilson, C. Anne. Water Of Life, UK : prospect books, 2006 

Quelque chose de mystique, peu en phase avec l’église où seul Dieu peut soigner.
Les connaissances de cette nouvelle technologie se répandent rapidement : le chapitre provincial (assemblée ayant lieu tous les quatre ans) tenu à Rimini en 1288 défend aux dominicains d’en fabriquer dans les couvents4.

Notes de bas de page :

  1. certaines sources disent qu’Alderotti détaille l’aqua vitae dans le Codex Vaticanus de 1276 écrit en grec
  2. une pratique qui ne deviendra l’orthodoxie que dans les années 1820
  3. Traduction de Giusseppe Michele Nardi dans son “Consilia Medicinalia”, 1937.
  4. Colnort-Bodet, Suzann. Le code alchimique dévoilé, 1989

1289 – les sultans ivres

Sultanat de Delhi (Nord de l’Inde)

Entre 1206 et 1526, plusieurs dynasties turco-afghanes règnent successivement sur l’Inde. Une période riche, notament en alcool, bien documentée grâce au travail de l’historien indien Irfan Habib dans son ouvrage Economic History of Medieval India, 1200-1500 :

Il semblerait donc que la production efficace de liqueurs italo-arabes ait fait son chemin jusqu’en Inde au 15ème siècle.  En fait, elle était probablement déjà largement utilisée sous le règne de Muizz ud-Dîn Kaiqûbâd (1286-1289), lorsque les vignerons de Kol (Aligarh) et de Meerut avaient l’habitude d’apporter à Delhi, dans des flacons, de la liqueur distillée spiritueuse, à l’odeur douce (araq), exempte de maladie, vieille de deux ou trois ans. 

– Habib, Irfan. Economic History of Medieval India, 1200-1500, Vol. 8, part. 1, p.56. Inde, 2011

Cet alcool distillé à base de sucre est suffisamment omniprésent sous le règne de Alâud-Dîn Khaljî (1296-1316) pour mériter son interdiction spécifique.
Bien qu’il s’agisse d’un souverain musulman dans un royaume musulman, cela est motivé par des considérations politiques plutôt que religieuses.
Il renonce lui-même à boire, ordonne de briser les vases royaux et prie les tavernes et distilleries agréées de quitter Delhi. Ziaudann Barani (1285-1358) décrit cette période dans son célèbre ouvrage Tarikh-i-Firoz Shahi (1357) :

Les gens honnêtes renoncèrent à boire du vin dès que l’ordre fut publié, mais des misérables sans vergogne, des proxénètes et des bandits érigèrent des alambics, distillèrent de l’eau-de-vie à partir du sucre […]

Lorsque la prohibition de l’usage du vin commença à être trop sévère, le sultan donna l’ordre que si quelqu’un distillait des spiritueux en privé et buvait la liqueur dans l’isolement, sans faire de fête ou d’assemblée, et sans la vendre, les espions ne devaient pas intervenir auprès de lui, ni l’appréhender.

– Fuller, A.R & Khallaque, A. The reign of Alauddin Khilji translated by Ziauddann Barani , p.73-75, 1960

La consommation excessive d’alcool est l’un des principaux marqueurs de l’histoire musulmane de l’Inde médiévale.
Les sultans nagent dans ces eaux perferdes et spiritueuses et leurs échansons sont leurs camarades de jeu décomplexés. Le Sultan Ottoman Selim II est connu sous le nom de Selim l’Ivrogne.

Akbar le grand,  ivre d’arrack, courrant au galop sur le pont enjambant la Yamuna à Agra, en 1561. Il chevauche Hawa’i, son éléphant préféré. Aquarelle, 33x30cm, 1586. Victoria and Albert Musuem, Londres)

1310 – la plus ancienne eau-de-vie de vin

Eauze, Gers (France)

L’eau-de-vie de vin Gascogne est le plus ancien spiritueux commercial de France, précédant d’au moins 150 ans son rivil le plus célèbre, le cognac.

Il résulte de la rencontre de trois cultures. Les Romains ont introduit la culture de la vigne ; les Arabes ont apporté l’alambic et les Celtes l’utilisation des fûts.

– Lenoir, Jean. Les nez de l’Armagnac. p.5. 2010

Vascones (Gascon) désigne un peuple qui habite des deux côtés des Pyrénées, à cheval entre la France, l’Espagne, et pendant une certain temps : Navarre.
Au 14ème siècle, il a déjà eu nombre de noms, de peuples et de souverains. 
Les celtes s’y installent dès le 8ème siècle av. J.C. 

Malgré peu de données, on attribue aux Celtes l’introduction des tonneaux en chêne pour le stockage du vin. En 51 av. J.-C., César note que les Gaulois utilise des tonneaux en bois à d’autres fins que la conservation du vin1.
L’empire romain rencontre ce nouveau peuple proto-basque lors de sa conquête de la Gaule narbonnaise (-118 à – 58) et le désigne comme celtibères (ni celtes, ni ibériques)2. Il introduit dans la région une viticulture intensive.

Les Al-Andalus (d’où est tirée ‘Andalousie’), l’ensemble des territoires Ibériques (et de France) sous domination musulmane, à un moment ou un autre, entre 711 et 1492 (prise de Grenade) permettent un échange de certaines connaissances, nottament en matière de distillation. Voir 1144

C’est dans ce territoire aux multiples influences, que l’abbé gersois d’Eauze, Vital du Four (1260-1327) écrit Pro Conservanda Sanitate entre 1295 et 1310.

Cette eau, si on la prend médicalement et sobrement, on prétend qu’elle a 40 vertus ou efficacités ; Elle aiguise l’esprit si on en prend avec modération, rappelle à la mémoire la passé, rend l’homme joyeux au dessus de tout, conserve la jeunesse et retarde la sénilité.

– Pro conservanda sanitate tuendaque prospera valetudine- Johannes Vitalis (a Furno) – 1531

Le manuscrit écrit par Dufour disparait après 1310, puis ressurgit imprimé en Allemagne en 1531, où il est acheté par le cardinal Angelo Mai , qui en fait don au Vatican. En 2017, le Bureau de l’Armagnac récupère ce texte fondateur.

Notes de bas de page :

  1. Maga, J. & Puech, J.L. Armagnac : The Gers Region of Southwest France, the People, the Brandy. 2007
  2. Mussot-Goulard Renée, histoire de la Gascogne, vol 462. 1996

1326 – des spiritueux aromatisés à l’anis

Bursa, Turquie

Les origines des spiritueux anisés sont aussi troubles que ces derniers. 
Mais l’arak anisé semble avoir précédé la colonisation européenne de l’Inde.
En 1326, le deuxième sultan ottoman, Orhan Bey, envoie deux chargements d’araki au grand derviche, Geyikli Baba, qui vient de l’aider à reprendre une partie de la forteresse byzantine de Bursa. Il s’agit d’un spiritueux à base de raisin, sans doute déjà aromatisé à l’anis1. L’anis est bon marché, pour beaucoup savoureux, et sa saveur caractéristique due à la molécule d’anéthol se trouve aussi dans diverses sources : graines de fenouil ou les racines de réglisse.

En Chine, l’anis étoilé est depuis longtemps un ingrédient de leurs paojius.
En Europe, l’anis vert est un composant de certaines aqua compositae.
Ces aqua anisi sont courantes dans les textes européens médicaux du 15ème siècle, dont beaucoup proviennent de sources arabes.
L’anis devient petit à petit l’arôme de choix pour tous les spiritueux autour de la Méditerranée : ouzo grec, sambucca italienne, mahia marocain, etc.
Une partie des premiers rhums de la Barbade sont aromatisés à l’anis.

L’usquebaugh, l’altération anglaise de l’uisce beatha, terme gaélique pour eau-de-vie que croise Fynes Moryson en Irlande vers 1603 est anisé :

L’usquebaugh, préféré à notre propre aqua vitae anglaise en raison du mélange de raisins, de graines de fenouil et d’autres choses, qui atténuent sa chaleur et rendent son goût agréable …

– Moryson, Fynes. An Itinerary Written By Fynes Moryson Gen. 1617

L’usquebaugh décrit par Moryson et le whisky sont deux boissons différentes, le premier est aromatisé, le second est fort et sort directement de l’alambic.
La plupart des ancêtres des grands spiritueux de notre époque sont aromatisés avec une “couverture” à leurs débuts, et l’anis est celle de choix.
Les premiers spiritueux sont de qualité inégale : des matières premières de second-choix, des alambics rustiques chauffés à flamme-nue, des têtes chargées en méthanol et autres produits toxiques conservées.
Le résultat est une potion aqueuse au fort goût de brûlé, qui fait mal à la tête.

C’est pourquoi les distillats sont redistillés ou infusés avec des couvertures telles que la baie de genièvre autour du Rhin, le Carvi dans les pays scandinaves et l’anis autour de la Méditerranée.

Note de bas de page

  1. Zat, Erdir. Raki : The Spirit of Turkey. 2012

À suivre chers bibules

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