Ça fait un bail que la petite histoire stagne, j’en suis navré !
On repart du bon pied ! Et pour ceux qui débarquent, voici le lien de la partie 4.
1529. les aztèques distillent de l’agave
Nouvelle Espagne (Mexique)
Dans sa deuxième lettre au roi Charles Quint, le conquistador Hernan Cortés lui explique que les indigènes fabriquent “du sirop à partir d’une plante qui est appelée maguey (agave) […] et de cette plante ils font aussi du vin (pulque)”. Malgré leur admiration initiale, l’impression se dégrade rapidement lorsque les indios (nom donné aux “indiens”) commencent à causer des problèmes aux nouveaux arrivants, soit-disant à cause de l’alcoolisme qu’elle engendre.
Les Indiens de la Nouvelle Espagne utilisent une boisson, appelée pulque, qui est distillée à partir de magueys, des plantes très bénéfiques pour différents effets, et bien que consommée avec modération elle puisse être tolérée, parce qu’ils y sont déjà habitués, ils ont subi des dommages notables …
Décret royal publié à Tolède, le 24 août 1529
L’explorateur et ethnographe norvégien Carl Lumholtz, lors de sa rencontre avec le peuple Cora du le nord du Mexique dans les années 1980, découvre un alambic rudimentaire fait de trois pots d’argile, d’un grand rouleau d’écorce et d’une feuille d’agave.
Il affirme que cet alambic Huichol est d’apparence si rustique et si ancienne qu’ils implique une connaissance de la distillation antérieure à la conquête espagnole du Mexique (1519-1521).
C’est une éventualité. Des preuves archéologiques retrouvées en Amérique centrale suggèrent que la distillation d’agave y est connue depuis l’Antiquité.
Charles Quint (1500-1558) publie son édit interdisant le “pulque, que destilan” seulement huit ans après la conquête espagnole du Mexique : c’est beaucoup trop court pour qu’une nouvelle technologie soit adoptée, maîtrisée et diffusée au point qu’elle soit devenue un problème, surtout si l’on considère la lenteur des communications à l’époque.
De plus, si les mexicains ont appris la distillation avec l’arrivée espagnole, on peut s’attendre à ce qu’ils utilisent des alambics à condensation externes, comme c’est la norme en Europe à cette époque. Pourtant, plusieurs alambics découverts dans différentes tribus reculée du Mexique sont à condensation interne, une technologie plus ancienne, moins efficace, d’influence chinoise.
Notes de bas de page :
- Armendares, Teresa Lozano. El Chinguirito vindicado.Universidad Nacional Autónoma de México. 2019
- Recopilacion de leyes de los reinos de las Indias. Libro sesto. Titulo Primo. Ley XXXVII. p.222. 1529
- Valenzuela-Zapata, A.G. Park, Hyunhee. Buell , P.D. “Huichol” Stills: A Century of Anthropology. 2013
1531. une eau danoise offerte à un norvégien
Trondheim (Norvège)
Olav Engelbrektsen (1480-1538), dernier archevêque catholique de Norvège et chef du conseil, est une personne influente.
Il voit cependant son pouvoir menacé et reste ostensiblement inactif compte tenu de la rapidité avec laquelle la doctrine protestante de Martin Luther gagne du terrain en Europe du nord.
Il échange avec de nombreux responsables danois, dont Eske Bille (1480-1552), un notable de Bergenhus (Bergen), qui est à la fois diplomate, rikshovmester (premier ministre du royaume et l’adjoint du roi), et shérif.
Dans une lettre du 13 avril 1531, Bille parle politique avec Engelbrektsen, alors à Trondheim.
Il est notamment question d’une faveur à demander au roi Frédéric, de la démolition d’une cathédrale, et d’un échantillon d’aqua vitae.
Cher Seigneur, digne de la faveur de Votre Grâce, sachez que j’envoie à Votre Grâce de l’eau avec Jonn Teiste, qui s’appelle Aqua vitae et qui aide la même eau pour tous les maux qu’une personne peut avoir intérieurement.
J’en enverrais volontiers d’autres à Votre Honneur, mais les herbes à partir desquelles elle est fabriquée ne sont plus disponibles ici.Mais si votre honneur en a besoin à l’avenir, il en recevra volontiers, car j’ai déjà écrit pour obtenir les herbes nécessaires à sa fabrication.
Lettre de Eske Bille à Olav Engelbrektson, du 13 avril 1531
Ce liquide curatif au milles vertues, appelé aquae vitae, aiderait contre tous les maux internes, et serait déjà aromatisé avec diverses aromatiques. Hélas, la lettre ne précise pas si le traditionnel carvi de l’actuel aquavit en fait parti.
Le terme aquavit (ou akevitt, akvavit, etc.) est l’assimilation scandinave du terme latin aqua vitae ; comme eau-de-vie ou Uisge Beatha.
Il s’agit de la première mention écrite d’eau-de-vie au Danmark-Norge. Lorsque la réforme protestante éclate en 1537, Olav Engelbrektsson s’enfuit aux Pays-Bas (où il décède l’année suivante) et emporte ses archives avec lui.
Ces archives arrivent plus tard en Allemagne, et y restent près de deux siècles sous le nom de collection de Munich avant de retournées en Norvège (1830).
Notes de bas de page :
- Riksarkivet/NRA dipl. Papier de Munich, fascicule. 43 n° 3076, 13 avril 1531.
- Wondich, David & Rothbaum, Noah. The Oxford Companion to Spirits and Cocktails. 2021
1542. création de la vice royauté du pérou
Vice-royauté du Pérou (Amérique Andine)
Contrairement à l’Amérique centrale, il est admis que la distillation n’arrive en Amérique du Sud qu’après 1532, lorsque les espagnols commencent à détruire l’empire Inca.
L’empire espagnole prend rapidement une bonne partie du continent.
Avec les colons arrivent les “frutos de castilla”, un ensemble de cultures ibériques avec lesquelles ils comptent supplanter les “frutos de tierra”, les cultures locales. En plus du blé et de l’olive, le raisin noir mission (ou Listán Prieto) est planté partout où ils passent.
Avec la création de la vice-royauté du Pérou en 1542, toute l’Amérique andine est contrôlée sous une seule administration, centrée à Lima ; mais la domination espagnole s’étend de la région côtière au sud du grand désert d’Atacama jusqu’aux pentes orientales des Andes ; et la culture de la vigne aussi.
Les deux première mentions connues d’alambics dans la régions se trouvent dans des testaments de viticulteurs : celui de María de Niza en 1586, à Santiago (actuel Chili) et celui de Pedro Manuel en 1613, dans de la vallée d’Ica (Pérou).
La distillation commence donc dans la vice-royauté du Pérou avec l’arrivée d’établissements vinicoles.
Quoi qu’il en soit, un siècle après l’arrivée de la vigne, l’aguardiente de grapa (eau-ardente à base de raisin) est largement produite et consommée.
Au fur et à mesure que les différentes contrées de la vice-royauté développent leurs propres identités culturelles, cet aguardiente évolue : en singani dans l’actuelle Bolivie, en pisco au Pérou et au Chili ou en aguardiente de Catamarca dans la province de Catamarca, au nord-ouest de l’Argentine.
Chacun à sa particularité, du choix du cépage à celui de l’alambic ; mais elles partagent un grand nombre de caractéristiques communes : elles sont aromatiques, florales et généralement non vieillies en fût.
Bien sûr, l’Amérique du Sud est si vaste et diversifiée, avec de nombreux coins reculés, qu’il est impossible d’en dégager une généralité. Et bien que la distillation de vin soit une de ses signatures, il est possible d’y trouver des distillats de canne à sucre, de céréales, de manioc, de fruits indigènes ou introduits, etc.
À l’exception da la cocuy vénézuélienne, distillée à base d’agave, ils sont tous des affaires régionales, faites pour les marchés locaux.
Notes de bas de page :
- Wondich, David & Rothbaum, Noah. The Oxford Companion to Spirits and Cocktails. 2021
- Lecarpentier, Margot. La bible des alcools. Hachette. 2018
1552. la vodka dans les tavernes d’état
Moscovie (Russie)
L’œuvre du célèbre historien, publiciste et ethnographe russe Ivan Gavrilovitch Pryzhov (1827-1885) est presque la seule étude significative sur le commerce des tavernes et l’ivrognerie en Russie1.
Il y explique le rôle central de la vodka.
Quand en 1552, Ivan IV “le Terrible” (r. 1533-1584) vainc son Khanat rival de Kazan sur la Volga, il est impressionné par le système de tavernes gérées par le gouvernement que les Tatars appellent kabak. Il décrète qu’il en faut dans toute la Russie, de sorte que tous les bénéfices du commerce d’alcool soient canalisés dans le trésor du tsar, et utiliser la vodka comme outil de taxation indirecte.
Ces kabaks (кабак) ou tavernes du tsar, sont des endroits spéciaux, surveillés par des gardes, où l’alcool y est vendu sans collation.
La noblesse a alors le privilège exclusif de la distillation et certains nobles, en fonctions de leurs titres et mérites, peuvent produire et distribuer de la vodka dans ces lieux d’état.
Dans chaque grande ville de son royaume, il a un Caback ou une maison de boisson, où l’on vend de l’aquavitae (qu’ils appellent Russewine).
– Fletcher, Giles. Of the Russe Common Wealth. p.44. Charde. 1591.
Sur ceux-ci, il reçoit une rente qui s’élève à une grande somme d’argent.
Il y en a plusieurs qui ont bu jusqu’à la peau, et qui marchent nus (qu’ils ap- pellent Naga). Tant qu’ils sont dans la Caback, personne ne les interpelle pour quelque raison que ce soit, parce qu’ils entraveraient les revenus de l’Empereur.
On parle d’un revenu important. Même la loi de 1649, qui officialise le sevrage, interdit l’achat ou la vente de vodka au-delà du kabak sous peine de torture2.
Les taverniers, appelés tselovalniki, ou “embrasseurs” (car ils jurent allégeance au tsar en embrassant la croix orthodoxe) ne peuvent même pas refuser un ivrogne de peur que les revenus du tsar ne soient diminués ; et étant donné que leur situation financière dépend des revenus générés par l’état, ils privilégient les vodka à la bières, car elle représente une marge plus élevée.
Un sytème producteur d’appauvrissement paysan, de corruption et de gouver- nance autocratique, mais une aubaine pour l’état pendant plusieurs siècles. La vodka court comme un fil rouge à travers le tissu de l’histoire russe.
Notes de bas de page :
- Pryzhov, I.G. History of taverns in Russia in connection with the history of the Russian people. 1868
- Wondich, David & Rothbaum, Noah. The Oxford Companion to Spirits and Cocktails. 2021
1553. une eau-de-vie de pomme normande
Mesnil-au-Val, Normandie (France)
On attribue souvent au seigneur de Gouberville (Gilles Picot, de son vrai nom) le mérite d’avoir été le premier à distiller du cidre dans le Calvados.
Dans son journal, c’est lui qui parle pour la première fois de la distillation en Normandie et de la propagation de ses vergers dans le nord de la du Cotentin.
Gilles Picot (1521-1578), lieutenant des Eaux et Forêts en la Vicomté de Volognes (forestier royal) et écuyer de Gouberville, est le promoteur et le propagateur de la culture des pommiers à cidre en Normandie, après leur introduction par Guillaume Durus, de Navarre, vers 1520.
Dans son manoir de Barville, il a une pépinière où il fait de nombreuses expériences de greffage, et apprécie le cidre comme boisson et comme remède. Un mystérieux personnage, déterminant dans la naissance de l’eau-de-vie de pomme normande, apparait dans les mémoires de Gilles au printemps 1553.
Le 29 mars 1553, un certain maistre François, jeune homme tourangeau (de Tours) arrive céans au Mesnil-au-Val, où vit Gilles de Gouberville, pour 2 ans. Durant son séjour prolongé, ce sympathique convive accompagne son hôte faire de nombreuses emplettes :
Le 14 avril, à “à Saulsemesnil (Saussemesnil), chez Thomas Mouchel, ils font fabriquer de grandes terrines à deux pieds d’ouverture”.
Le 18 avril, “à la Voyrrerie, à Bris (Brix), pour rapporter des alambys de voyere” Mais aussi “ung petit trillys (trépied) de fer pour poser l’alambic ; des pots et des fourneaulx (fourneaux) pour distiller des eaues”
François le Tourangeau, qui connait l’art de la distillation du vin (d’où sa qualification de maistre ?) apprend à Gilles de Gouberville l’utilisation de cet outil, qui est si peu ménager que le 1er septembre 1554, Gilles note dans son journal :
Je baille à Michelet, chaudronnier, pour deux jours qu’il avoyt été à racoustrer (raccommoder) le vesseau pour fère de l’eau-de-vie, et pour ses matières qu’il y avoyt mises, 15 solds1..
– Journal manuscrit d’un sire de Gouberville, le Journal de Valognes. p.219. 1872.
En 1867, L’abbé Tollemer retrouve ce précieux journal (livre de raison) écrit par Gilles de Gouberville entre 1549 et 1563, contenant cette première mention2.
Notes de bas de page :
- 15 jours du salaire versé à un serviteur habituel de son logis & domaine.
- Mattsson, Henrik. Calvados, The world’s premier apple brandy, tasting, facts and travel. 2004
1559. le shochu apparait sur un graffiti
Isa, île de Kyushu (Japon)
En 1546, l’explorateur portugais1 Jorge Álvares passe plusieurs mois à Kyūshū et note que les japonais boivent un alcool semblable à de l’arrack de riz. (Arak est un mot d’origine arabe qui signifie alcool distillé à usage récréatif.)
Je n’ai jamais été témoin d’une seule manifestation d’ivresse publique, lorsque les locaux s’enivrent, ils se mettent simplement à l’aise et s’évanouissent.
– Jorge Álvares, 1548
Mais la première référence explicite à à du shochu n’est retrouvé qu’en 1954 sous la toiture du sanctuaire Koriyama Hachiman, dans l’actuelle ville d’Isa, au nord de la préfecture de Kagoshima (toujours sur l’île de Kyūshū). En 1559, deux charpentiers mécontents cachent des graffitis sur un panneau interne de la structure, ils y expriment leur frustration :
Le prêtre shintoïste en chef du sanctuaire était si avare qu’il ne nous a jamais donné de shochu à boire.
– graffiti du sanctuaire Koriyama Hachiman, 1559
Ces artisans assoiffés font probablement référence au shochu de riz, car les patates douces n’ont pas encore été accueillies sur les rives volcaniques de Kagoshima.
Tout comme l’Awamori distillé à Okinawa, le riz est les principal amidon utilisé au cours des premières décennies de la production du shochu.
Ce n’est qu’en 1705 qu’un pêcheur de Yamagawa, Riemon Maeda, rapporte sur l’île de Kyūshū des tubercules de patate douces d’Okinawa2.
Une importation qui voit rapidement la culture de patate douce (dit kansho) usurper celle des rizières sur le sol chargé de cendre de Kyūshū.
Le Shochu remonte progressivement vers le nord de l’archipel nippon.
Notes de bas de page :
- En 1543, les Portugais sont les premiers Européens à débarquer au Japon.
- Pellegrini, Christopher. The Shochu Handbook. Telemachus. 2014.
1575. la plus ancienne marque de spiritueux
Amsterdam (Pays-Bas)
Bien que son histoire documentée ne remonte qu’en 1640 – quand Pieter Jocobz Bulsius est enregistré comme arrivant à Amsterdam – c’est pourtant la date de 1575 qui est fièrement inscrite sur les bouteilles de Bols : leader néerlandais de l’alcool.
Il est le fils de la famille protestante Bulsius, qui fuit les troubles politiques du nord des Flandres (aujourd’hui la Belgique) au 16ème siècle pour se réfugier près de Cologne (Allemagne), une région plus tolérante sur le plan religieux.
La seule preuve rattachant la marque Bols à l’année 1575 est une demande adressée au synode protestant de Cologne par une congrégation locale de réfugiés belges (qui comprend probablement une veuve nommée Bulsius) pour demander si le brassage et la distillation à partir de céréales sont autorisés par la loi religieuse. (L’aqua vitae est alors distillée à partir du raisin, les céréales servent à faire du pain, et c’est un péché de gaspiller du grain).
Mais l’histoire officielle donnée par la marque est plus précise :
En 1575, la famille Bols a ouvert une distillerie appelée “het Lootsje” où elle distillait des liqueurs et, à partir de 1664, des genièvres.
– Corporate history Lucas Bols. lucasbols.com
C’est le point de départ de ce qui allait devenir la plus ancienne marque de spiritueux distillés au monde.
Pourtant, la distillerie Het Lootsje, “le petit hangar” n’est mentionnée que sur les bouteilles vintages en grès de genièvre Bols.
Quoi qu’il en soit, à son arrivée à Amsterdam, Pieter Bulsius simplifie son nom en Bols et fait son apprentissage auprès d’un distillateur renommé.
Il monte son entreprise et commence à distiller du genièvre.
Lucas Bols né à Amsterdam en 1652.
Il grandi pendant l’âge d’or hollandais, lorsque Amsterdam est la principale ville commerciale au monde.
Homme d’affaire influant, il réussi à faire de Bols une marque internationale et élargi sa gamme avec des liqueurs.
Après un siècle et demi de prospérité pour l’entreprise, le dernier membre masculin de la famille Bols meurt en 1816.
Sa veuve vend l’entreprise à Van’t Wout à condition que le nom de Bols continue d’être utilisé à perpétuité sur l’ensemble des produits : assurant ainsi son statut de plus ancienne marque de spiritueux distillés au monde.
à suivre …
Santé chers bibules