d’où vient le mot “cocktail” ?

La réponse est bizarre et désagréable …
Mais, ne voulant ni être associé aux mouvements du négationnisme, ni à ceux de la cancel-culture :
je vais adopter le mantra “l’histoire est ce qu’elle est”.

20 mars 1798 :
première apparition

Une date fondamentale, car c’est la première fois que le mot cock-tail est utilisé pour désigné une boisson.
Et c’est dans cet article satirique de The Morning Post and Gazetteer (Londres) :

Morning Post and Gazetteer, 20 mars 1798 – Londres

Cette satire politique [contre le gouvernement en place], prend la forme du long ticket de caisse que les législateurs ont laissé derrière eux au bar (fictif) The Curve après leur dernière virée post-conseil-des-ministres.
En gros, un liste de boissons commandées, avec leurs prix.

Notre nouveau mot apparait dans les boissons commandées par le premier ministre britannique, William Pitt :

[Mr. Pitt] “cock-tail” (vulgary called ginger) : 3/4 of a pence.

[M. Pitt] “cock-tail” (vulgairement appelé gingembre) : 3/4 de pence.

Morning Post and Gazetteer, 20 mars 1798 – Londres
Morning Post and Gazetteer, 20 mars 1798 – Londres

Nous ne pouvons étudier que deux informations :
1. Le (vulgairement appelé gingembre)
2. Le prix de 3/4 de pence

Nous ne pouvons ajouter que deux commentaires :
1. Malgré le ton ironique, “Gingembre” est un mot officiel et “cocktail” un nouveau mot d’argot.
2. Il s’agit de la deuxième boisson la moins chère du ticket de caisse (derrière celles avec des spiritueux).

Nous ne pouvons tirer que deux conclusions :
1. Il s’agit d’une boisson aromatisée avec l’épice gingembre.
2. Il s’agit d’une boisson ne contenant pas d’alcool.

On est bien loin du cocktail d’aujourd’hui :
“Une boisson alcoolisée résultante du mélange d’au moins deux liquides”.

13 mai 1806 :
première définition

Une digression est nécessaire :
La boisson alcoolisée répondant au nom de cocktail, avant au 19ème siècle, a une définition beaucoup plus précise qu’aujourd’hui [moins fourre-tout]. Elle apparait dans le journal The Balance, Columbian and Repository.

The Balance, Columbian and Repository. 13 mai 1806

Le cock tail est une liqueur stimulante, composée d’un spiritueux de toute sorte, de sucre, d’eau et de bitters.
Il est vulgairement appelé un Bittered Sling.

The Balance, Columbian and Repository. 13 mai 1806

Aujourd’hui, une telle boisson a un nouveau nom : Un Old Fashioned.
Ce mélange de Bourbon, Sucre, Glace (eau) et Bitters s’appelait, il y a 200 ans, “whiskey cocktail”.
Depuis l’avènement des vins aromatisés (Vermouth) et la montée de néo-cocktails à la fin du 19ème siècle [Manhattan et Martini], il porte un nom lourd de sens, signifiant littéralement “démodé”.

Tout ça pour replacer le mot cocktail dans le contexte dans lequel il est arrivé.
Même ayant sa définition originale en tête, il faut creuser pour comprendre son lien avec le gingembre.

NB : Entre la première mention de 1798 et la première définition de 1806,
il y a eu une seconde mention d’une boisson cock-tail dans un texte du 28 avril 1803 publié dans le journal agricole The Farmer’s Cabinet :

“(Van Hogan) drank a glass of
cocktail, excellent for the head”

“(Van Hogan) bu un verre de
cocktail, excellent pour la tête”

The Farmer’s Cabinet – 28 avril 1803

Pas plus d’indice dans cette apparition intermédiaire, mais il fallait la noter.

The Farmer’s Cabinet – 28 avril 1803

1825 : cock-tail is ginger

Jon Bee, de son vrai nom John Badcock était un écrivain sportif anglais.
Il publie en 1825 un dictionnaire du monde sportif et stipule, page 27, à l’entrée du mot cock-tail :

cock-tail is ginger

Sportsman’s Slang – 1825
Sportsman’s Slang, John Badcock – 1825
Sportsman’s Slang, page 27

John Badcock va publié 3 ans plus tard un second texte qui mentionne le cock-tail en tant que gingembre : The Fancy Gazette :

“Gin and beer, or both, combined with a scratch or two of cock-tail in it”

“Du gin et de la bière, ou les deux, combinés avec une épluchure ou deux de cock-tail

The Fancy Gazette, 1828

Cocktail est donc le surnom de gingembre.
Et c’est à partir de cette découverte que l’on peut remonter le temps et comprendre les origines de la boisson.

1 octobre 1776 :
deux médecins discutent

Dans le London Morning Chronicle du 1er ocobre 1776, un texte met en scène deux médecins de Baston (village anglais, rien à voir avec Boston) qui discutent :

“As ginger will make an old horse cock his tail. That an hors’s tail cock’d cuts a noble appearance.”

“Comme le gingembre fera dresser la queue à un vieux cheval. La queue d’un cheval dressée lui donnera une apparence noble.”

London Morning Chronicle – 1er octobre 1776

L’expression “cock his tail” signifierait pour un cheval “dresser sa queue”, à la manière de celle d’un coq.

1789-1790

Deux autres années, deux autres mentions.
Les mots cock, tail, ginger et horse se retrouvent toujours ensemble.

The Prelateiad, Or, the Rape of the Holy Bottle – 1789 (p.22)

Ce recueil de vers publié à Dublin en 1789 fait référence aux vertus cock-tail du poivre de Cayenne, une autre épice que le gingembe.

its cock-tail virtue

The Prelateiad

“Hath been guilty of monopolizing all the ginger and pepper in the neighbourhood to make the asses who vote for Sir Gerald Vanneck cock their tails.”

“S’est rendu coupable de monopoliser tout le gingembre et le poivre du quartier, pour faire tiquer les ânes qui votent pour Sir Gerald Vanneck

Satire politique anglaise – 1790

aux états-unis

Avant l’apparition d’une boisson du même nom (1798), toutes les sources emploient le mot composé cock-tail pour mentionner des épices (gingembre, poivre) et nous viennent d’Angleterre.
Mais dans ses mémoires, l’agriculteur-distillateur de Pennsylvanie (USA), William Crawford, stipulent que les années qui suivirent la révolution américaine (1775-1784) il aimait “boire des cock-tail avec du poivre dedans”.

On constate qu’entre 1784 et 1806 (première définition), les américains vont remplacer les épices traditionnels (poivre, gingembre, etc.) par des épices liquides sous forme de bitters (plus agréables en goût et surtout : longue conservation).

C’est comme ça qu’on passe du très anglais gin-and-bitters au très américain gin-cocktail, qui est consommé au réveil pour « stimuler ».

Le noeud du problème reste entier : Pourquoi cocktail était un surnom donné à ces épices (et pourquoi le gingembre en première ligne) ?

l’insoutenable vérité …

Connaissez-vous le capitaine Francis Grose ?
C’est un antiquaire, dessinateur et lexicographe britannique.
Il publie en 1785 a Dictionary of the Vulgar Tongue
(un dictionnaire du parlé-populaire).

Francis Grose (1731-1791)

Et c’est dans ce dictionnaire du peuple, 13 ans avant l’association cocktail-gingembre, qu’on comprend pourquoi pour cet épice sert à faire dresser la queue des chevaux, et pourquoi les boissons stimulantes épicées ont pris ce nom :

Entrée du mot “feague” – Dictionary of the Vulgar Tongue, 1785

Feague :
Feaguer un cheval, mettre du gingembre dans l’anus d’un cheval, pour le rendre vif et lui faire bien porter la queue ; on dit qu’un serviteur de marchand de chevaux qui montre un cheval sans l’avoir préalablement feagué encourt une amende,
utilisé au sens figuré pour encourager ou stimuler quelqu’un.

Dictionary of the Vulgar Tongue – 1785

C’est cette pratique de maltraitance animale, commune autrefois (recherchez “gingering” sur wikipedia), qui faisait Cock-their-tails aux chevaux et les stimuler.

Comme conclue David Wondrich, le premier a en être arrivé à cette conclusion après de longues années de recherche :

“If you had an old horse you were trying to sell, you would put some ginger up its butt, and it would cock its tail up and be frisky”

“Si vous aviez un vieux cheval que vous essayiez de vendre, vous lui mettiez un peu de gingembre dans le derrière, et il levait la queue et se montrait fringant”

C’est imparable quand on y repense.
Le gingembre est une épice qui servait à “stimuler” les chevaux
(to feague voulait même dire stimuler au sens figuré).
Un cocktail est définit comme “liqueur stimulante”, épicée par son ajout en bitters.

to feague (bonus)

Dans la version rééditée de son dictionnaire (1796), Francis Grose change un petit-peu la définition de “Feague” :

Dictionary of the Vulgar Tongue, 1796

“ … mettre du gingembre dans l’anus d’un cheval, et autrefois, dit-on, une anguille vivante, pour le rendre vif et dresser sa queue… ”

Comme si un bout de gingembre inséré dans l’anus d’un cheval n’est pas assez cruel …
La pratique du feaguing aurait commencé avec des anguilles (eels)…
Je vous invite à aller lire les recherches de cet historien spécialiste en anguille : article

Les bateaux à anguilles apparaissent sur les cartes de Londres du 17ème siècle

Les oeuvres populaires du 17ème siècle nous confirmeront l’usage d’anguilles vivantes pour feaguer les chevaux :

“For powding his eares with Quicksilver, and giuing him suppositories of live Eeles he’s expert.”

“Pour avoir poudré ses oreilles avec Quicksilver, et lui avoir donné des suppositoires d’anguilles vivantes il est expert.”


An Arrant Horse-Courser
Thomas Overbury – 1616

“… scraggly horses… livelier and quicker than if they had ten live eels in their bellies.”

“… des chevaux dépenaillés… plus vifs et plus rapides que s’ils avaient dix anguilles vivantes dans le ventre.”


Prolusion VI
John Milton – 1628

“Skip with nimble force,
As Eels i’th’ belly of a Horse,
Which Jockies use each Market-Day,
To make ‘em dance, as People say.”

“Sauter avec une force agile,
Comme des anguilles dans le ventre d’un cheval,
Que les Jockies utilisent chaque jour de marché,
Pour les faire danser, comme le disent les gens. »

_
Song Upon Dancing
Edward Ward – 1700

Ce n’était définitivement pas mieux avant.
Vous avez désormais le lien entre chevaux et cocktails.
Vous comprenez aussi pourquoi les Buck (en référence aux Bucking-horse / Cheval de rodéo),
est une famille de boisson à base de spiritueux + soda au gingembre.
Vous comprenez aussi pourquoi le mélange de cognac + ginger-ale s’appelle Horse’s Neck.
Vous comprenez enfin pourquoi le mélange de vodka + ginger-beer s’eappelle Moscow Mule (une blague vis à vis du buck).

Santé chers Bibules.

Votre échanson.

b\\\v

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