Le monde vitivinicole est arrivé à faire des notions Travail [avec ses “gens de la terre”], Famille [avec ses noms sur plusieurs générations] et Patrie [avec ses terroirs et appellations], des valeurs associées à ce secteur, à la limite du poncif.
Il en résulte toutefois un pilier culturel, proche de la fierté nationale, fer-de-lance de l’art de vivre à la française : le vin.
Une autre fierté de l’état français a décidé d’activer d’autres leviers pour percer et assoir sa renommée : le cognac.
success story
Si l’on constate les chiffres de Cognac.fr, il y a de quoi être fier :
- 600’000 français vivent du spiritueux (dont 17’000 emplois directs)
- 220’000 bouteilles expédiées par années (7 vendues par seconde)
- 3,6 millards d’euros de chiffre d’affaire (en 2021)
- 10% du vignoble français (1er vignoble de vin blanc)
Mais un chiffre à attiré mon attention :
produit d’export
Dont 44% pours les États-Unis (94 millions de bouteilles), suivit par Singapour (27 millions) et la Chine (25 millions).
Pour comparaison, le Champagne, tout aussi renommé à l’international, n’exporte que 52% de sa production.
Alors, le cognac est un produit délaissé par les français ou simplement adressé aux étrangers ?
Patrick Raguenaud, Bureau National Interprofessionnel du Cognac (BNIC)
Historiquement, le cognac a été principalement un produit d’exportation.
Mais il est aussi vrai que notre alcool a connu une baisse de la consommation en France.
Nul n’est prophète en son pays comme dit l’adage.
Pourtant, la France a été jusqu’aux années 1960 le premier pays consommateur de Cognac.
Alors que les ventes progressaient partout ailleurs, les françaises se sont mises à reculer, sans s’arrêter.
Le Cognac souffrait d’une image stéréotypée auprès des Français, associé aux fin de repas, aux épais fauteuils de cuir et aux gros cigares. Bref, un produit qu’on consomme dans le monde des affaires (selon le BNIC).
Aux États-Unis et en Chine, cette image ne pose pas problème.
Il a une clientèle plutôt jeune qui le consomme régulièrement en cocktail (80% de la consommation) ou en boîte de nuit.
Des stars du rap comme Busta Rhymes vont le fait connaître à un nouveau public en 2001 avec Pass the Courvoisier Part II (feat P. Diddy et Pharrell Williams) et il va devenir une boisson exotique et branchée.
exotisme anglo-saxon
Exploit que n’ont pas réussi à faire les maisons de Cognac en France.
Chez nous, la place est déjà occupée par le whisky.
Les Français sont les plus gros consommateurs au monde du spiritueux écossais avec plus de 140 millions de bouteilles/an (contre moins de 5 millions pour le Cognac). Une passion française née dans l’après-guerre et qui a coïncidé avec la chute des ventes de Cognac dans les années 60.
big four
Savez-vous que 80% de la production de Cognac se répartit en quatre noms ? Hennessy, Martell, Rémy Martin et Courvoisier.
Hennessy, la filiale du groupe LVMH pèse carrément 49,3 % des commercialisations de toute la filière Cognac (chiffres 2021).
Hennessy | Martell | Rémy Martin | Courvoisier | |
Volume | 56% | 17,3% | 16,5% | 10,2% |
Groupe | LVMH | Pernod Ricard | Remy Cointreau | Suntory Holdings |
Effectif | 1000-1999 | 423 | 379 | 100-199 |
Origines | 1765 | 1715 | 1724 | 1828 |
Fondateur | Richard Hennessy | Jean Martell | Rémy Martin | Félix Courvoisier & Jules Gallois |
Logo | Bras tenant hache | Martinet (Oiseau) | Centaure | Silhouette de Napoléon |
Produit phare | XO | Cordon Bleu | Collection Erté | Louis XIII |
Spécificité | Ultra-Tendance et N°1 | La carte de l’ancienneté | Produit que des Fine Champagne | Contrôle l’ensemble du processus |
La cinquième maison de Cognac était Camus, populaire en Chine et encore considérée comme “entreprise familiale”.
Cyril Camus (cinquième génération) est l’ambassadeur de sa propre marque et ne dépend d’aucun grand groupe.
Camus a malheureusement été doublé (volume) en 2021 par la marque du rappeur Jay-Z : D’Ussé (groupe Bacardi).
anglais ou français ?
Il faut savoir qu’à ses débuts, le Cognac (French Brandy), était très réputé chez nos voisins anglais.
Et pour cause, nos Big Four sont souvent liés à des anglais :
- Rémy martin (1695-1773) est né à Rouillac (en Charente) dans un vignoble. C’est une exception.
- Richard Hennessy (1727-1800) est né vers Cork (en Irlande) et fuit vers la France à 19 ans (il est jacobite).
- Jean Martell (1694-1753) est né sur l’île de Jersey (Angleterre) dans une famille de commerçants / négociants.
- Courvoisier prend son identité (autour de Napoléon) lorsqu’il est racheté par la famille Simon (anglais) en 1909.
De quoi commencer à effriter l’univers franchouillard et de terroir.
meet the ambassadors
Les petites maisons, locales et familiales, ne sont malheureusement pas assez exposées.
Mathématiquement parlant, les plus grandes marques sont nos plus grands ambassadeurs.
Mais quels sont les ambassadeurs de nos ambassadeurs ?
Le monde du Rap / Hip-Hop Afro-Américain a la part-belle, n’oublions pas que c’est Jay-Z qui suit les Big Four.
La maison Martell a totalement résisté à cette tendance lors de la sélection de son ambassadeur de marque.
Dans un mouvement qui “reflète ces produits élégants et de qualité”, la maison a choisi l’actrice, mannequin et francophile Diane Kruger pour diriger la marque (ce qui sous-entendrait que le rap US ne reflète pas “élégant et de qualité”).
Cela en fait-il une maison passéiste et réactionnaire ?
En 2016, Martell nommait Christophe Valtaud (38 ans) comme maitre de chai, il était à ce moment la plus jeune personne à occuper un poste aussi estimé. Alors qu’en comparaison, Courvoisier se créait en 2017 une image “cool” en approchant Asap Rocky, pendant que son maitre de chai, Patrice Pinet, avait la soixantaine.
une fierté française ?
Bien entendu, il ne suffit pas de cocher les cases d’une bonne image d’Épinal pour avoir le droit au titre de fierté nationale.
Et si les rappeurs afro-américains ont su apprécier ce que nous-autres, français, avons rejeté, il est normal que les grandes marques de Cognac s’adressent désormais à eux ; nous laissant avec notre scotch-whisky.
Le whisky est le cognac du con
Pierre Desproges
Il faut juste être conscient que les charentais se sont tout à fait remis de notre rejet.
Ils arrivent à vivre sans notre marché, et ils n’ont même pas à prendre la peine d’essayer de nous réconcilier avec leur produit.
Ils associent désormais le cognac à leurs meilleurs clients, prenant le contre-pied de la stratégie du vin, et éloignent petit à petit le cognac de leur berceau français : à l’image des meubles Louis XV que font les diplômés de l’école Boulle pour les qataris.
Il est donc facile de se dire que le vin est le produit chauvin par excellence, il fait tout pour nous donner cette impression.
Il serait maintenant temps de rapprivoiser ce second fleuron de notre art-de-boire si on ne veut pas un jour qu’il est définitivement quitté nos authentiques vignobles français pour des clips de rap bling-bling.
Pose ce Sky*, prend un Yak**
* Whisky
** Cognac (comme disent les rappeurs US)
Santé chers Bibules.
Votre échanson.